En 2003, nous avons cumulé un voyage à Noda pour le Nin Jutsu, et juste après nous nous sommes rendu chez Otake Sensei pour rentrer officiellement dans l’école Katori, et suivre pendant une semaine entière des cours sous la direction de Otake Sensei.
Le soleil filtre à travers les rideaux du Ryokan, et c’est vers neuf heures que nous émergeons doucement de notre sommeil. En quête d’un réveil apaisant, je descends au rez-de-chaussée. Là, une machine scintillante m’offre un thé et un café, tandis qu’à l’entrée, une généreuse table en libre-service présente deux véritables cafés qui semblent n’attendre que moi. Ces petites attentions matinales ont une saveur particulière, empreinte de cette hospitalité japonaise si discrète et chaleureuse.
Alors que je remonte l’escalier raide, presque vertigineux — une caractéristique familière au Japon —, je croise le propriétaire du Ryokan. Son sourire bienveillant accompagne un salut cordial. « Vous retournez en France ? » me demande-t-il avec curiosité. Je lui réponds en souriant que non, que notre aventure continue. Aujourd’hui, nous partons pour Narita, cette cité qui semble résonner encore des pas des samouraïs d’autrefois.
La veille au soir, dans l’atmosphère feutrée de notre chambre, nous avions déjà soigneusement préparé nos valises. Ce matin, il ne reste qu’à finaliser les derniers détails : une toilette rapide, quelques affaires à ranger, et nous sommes prêts. Notre dernier petit déjeuner à Noda s’étale sur la table : brioches moelleuses, jus de fruits pétillants, et autres douceurs qui viennent ponctuer notre séjour dans cette ville empreinte de l’histoire des ninjas.
Lorsque midi approche, l’heure du départ sonne. Les bagages, un peu lourds d’objets et de souvenirs, nous accompagnent dans une descente prudente de l’escalier abrupt, incliné à presque 60 degrés.
Chaque pas appelle à l’équilibre, comme un dernier exercice avant de quitter ce lieu marqué par tant d’enseignements et d’instants précieux.
Ainsi débute notre transition de Noda, la cité des ombres et des guerriers invisibles, vers Narita, bastion des samouraïs et nouveau chapitre de notre périple.
Monsieur Marugusa, le propriétaire bienveillant du Ryokan, descend avec nous, portant une partie de nos bagages. Son sourire chaleureux illumine ce moment d’au revoir, comme une lueur dans l’écrin de notre matinée. Une fois nos chaussures enfilées, nous échangeons les salutations d’usage. « Revenez vite », nous dit-il, les mains jointes dans un geste respectueux, avant de nous offrir de petits présents en souvenir de notre séjour. Sa poignée de main est ferme, emplie de sincérité. À cet instant, nous ignorions qu’il s’agissait de nos derniers mots échangés. Quelques mois plus tard, Monsieur Marugusa s’en irait, emportant avec lui le souvenir de ces instants précieux.
Avec un dernier regard empreint de gratitude, nous quittons le Ryokan et remontons la rue. Le vent, capricieux, souffle par bourrasques, chassant la poussière et enveloppant l’air de cette odeur si singulière de sauce soja, signature des usines de Noda. Sous un soleil radieux, le climat est parfait, mais ce que nous ignorons encore, c’est que ce jour sera le dernier de cette douceur.
Nous progressons lentement, tirant nos valises le long de la grande rue qui mène à la gare. Sur notre chemin, les pavillons japonais nous captivent une fois encore. Les toits élégamment courbés, les jardins méticuleusement entretenus, où cohabitent rocailles et bonsaïs, forment un tableau vivant de la tradition nippone. Bois et toile se marient avec harmonie à des touches de modernité, métal et plastique apparaissant ici et là, rappelant l’équilibre entre tradition et progrès.
Au loin, la gare se dessine, et nous longeons une multitude de vélos stationnés près de l’imposante usine Kikkoman, berceau de la fameuse sauce soja. L’alignement impeccable des bicyclettes, si caractéristique de l’ordre japonais, nous impressionne une fois de plus.
Nous gravissons les marches menant au hall de la gare. L’atmosphère est familière : à gauche, une cabine où un préposé aux billets observe chaque mouvement, particulièrement ceux des étrangers comme nous.
Au Japon, le système est simple et efficace : vous achetez un billet correspondant à votre destination, et si votre trajet excède le montant initial, vous réglez la différence en sortant.
Sur le quai, des groupes d’étudiants en uniforme attendent. Les garçons portent des costumes sombres, symboles de discipline et d’appartenance, tandis que les jeunes filles arborent d’étonnantes mini-jupes accompagnées de chaussettes de coton épais. Sous le vent capricieux, elles luttent pour préserver leur dignité, interrompant parfois l’envoi frénétique de messages sur leurs téléphones.
Le train arrive enfin, ponctuel comme toujours. Nous montons avec précaution, nos valises alourdissant la manœuvre. Trempés de sueur après l’effort, je m’écarte rapidement de la foule, soucieux de ne pas importuner les autres passagers. Bien que je sois persuadé que ma transpiration ne dégage qu’une odeur légère, je sais que les Japonais, si sensibles à l’hygiène, pourraient s’en formaliser.
Je trouve refuge debout, derrière la cabine du conducteur. De là, j’observe le paysage défiler : des arbres courbés sous les rafales, des nuages de poussière envahissant les croisements. Le vent, devenu furieux, secoue violemment le train, chaque bourrasque donnant l’impression qu’il pourrait quitter les rails. Pourtant, le voyage continue, rythmé par les chuchotements des passagers et le grondement des éléments à l’extérieur.
Ainsi s’achève notre dernier jour à Noda, bercés entre ombres et lumière, entre souvenirs et adieux silencieux.
Malgré les caprices du vent et les secousses du train, nous atteignîmes finalement la station de Kashiwa. Un rapide changement à Abiko, et nous voilà en route pour Narita-San, cette cité empreinte de mysticisme. Ce suffixe « San », utilisé avec révérence, témoigne d’un respect profond pour cette ville, que l’on sent habitée par une présence spirituelle, un Kami. À Tokyo, ce respect lexical n’existe pas, comme si la modernité avait étouffé toute trace de sacré.
Il était près de quatorze heures lorsque nous sortîmes de la gare, esquivant habilement la marée humaine des étudiants en uniforme et des « salarymen » pressés. À cet instant précis, une bourrasque, presque prophétique, balaya l’air autour de nous. Elle semblait murmurer un message subtil : il est temps de laisser tomber les illusions de l’ego et d’embrasser l’humilité du moment présent.
L’année précédente, nous avions passé une journée à Narita-San. Les souvenirs de ses ruelles pavées et de son temple majestueux nous guidaient aujourd’hui avec une assurance presque instinctive. Descendant d’un pas sûr la rue commerçante, nous apercevions déjà les toits de Fudô Myô-ô, le temple protecteur, symbole de la lutte contre l’ignorance.
Bien que très touristique, la ville de Narita conserve une authenticité qui se reflète jusque dans ses noms de rues, tous inscrits en Kanji. Cette singularité, pour un étranger, peut rapidement tourner à l’embarras : imaginez un Japonais cherchant son chemin à Paris avec une adresse écrite en caractères japonais ! C’était précisément le genre de défi que Narita pouvait nous réserver.
Heureusement, la chance semblait être de notre côté. L’office de tourisme, situé à gauche sur notre route, nous rassura. On nous indiqua que notre Ryokan se trouvait à quelques pas seulement. Sous un ciel qui s’obscurcissait à mesure que nous descendions la grande rue, nous continuâmes, l’ombre du temple se dessinant de plus en plus nettement.
Près de l’entrée du sanctuaire, un détail attira notre attention : un Japonais se leva dans sa boutique, nous observant attentivement. D’un geste machinal, nous continuâmes notre chemin, pensant qu’il s’agissait d’un commerçant cherchant à nous attirer. Mais quelques mètres plus loin, une voix nous interpella, forte et claire :
— You are French ?
Surpris, nous nous retournâmes. Virginie, portant nos sabres en bandoulière, avait attiré son regard, et les dieux semblaient avoir conspiré pour croiser nos chemins. L’homme, qui se révéla être Monsieur Furukawa, nous expliqua qu’il connaissait bien les pratiquants du Katori. Son regard était empreint de reconnaissance : deux étrangers descendant les rues de Narita avec des housses de sabres, cela ne passait pas inaperçu.
— Are you Jean-François Beaudart and Virginie Gillet ? demanda-t-il avec une précision troublante.
À cette question, nous sûmes que l’épreuve tant redoutée — celle de l’égarement — n’aurait pas lieu.
Monsieur Furukawa nous fit entrer dans son établissement, où il nous guida jusqu’à notre chambre. L’escalier que nous gravîmes était encore plus abrupt que celui du Ryokan de Noda, comme une épreuve supplémentaire avant de découvrir ce havre chargé d’histoire.
La chambre, d’un âge vénérable de cent ans, était un chef-d’œuvre de tradition. Les shoji, ces parois coulissantes de papier, séparaient les pièces et formaient un labyrinthe délicat, sans serrure ni clé. Cette absence de barrière tangible brouillait les repères d’intimité. Le sentiment étrange que quelqu’un pourrait glisser un shoji à tout moment s’insinua en moi. Dormir avec cette incertitude, dans une pièce si ouverte au monde, était un rappel poignant : ici, l’individu ne prime pas sur l’ensemble, et la confiance mutuelle remplace les verrous.
La nuit tombait doucement sur Narita-San, et avec elle, les promesses d’une immersion totale dans cet univers où les esprits et la tradition cohabitent en silence.
Une fois nos valises posées, un soupir de soulagement s’échappa. Nous étions ravis d’être enfin arrivés sans encombre. Avec l’appétit du voyageur, nous demandâmes à Furukawa-san s’il était possible de manger quelque chose avant de nous reposer.
— Sans problème, répondit-il avec un sourire. Descendez et choisissez ce que vous voulez manger.
Le Japon, fidèle à sa réputation de précision, possède un système simple et infaillible pour les menus : devant chaque restaurant, des plats en plastique d’un réalisme bluffant exposent les options. Ce qui ne cesse de m’étonner, c’est l’exactitude entre la réplique et le plat réel. Même disposition, même quantité : ce que vous voyez, vous le mangerez, ni plus ni moins.
Après avoir laissé nos affaires, nous descendîmes donc pour commander notre déjeuner. Tandis que nous dégustions nos plats, nous échangeâmes quelques mots avec Furukawa-san. Nous lui expliquâmes que nous venions de Noda, tout juste sortis d’une visite chez Hatsumi Sensei, où nous pratiquions le Nin-Jutsu. À cette révélation, Furukawa-san éclata de rire, comme le font souvent les Japonais lorsqu’ils entendent des étrangers parler de cette discipline si empreinte de légendes.
Le repas avançait paisiblement, mais bientôt l’atmosphère changea. Furukawa-san nous informa qu’il devait appeler Otake Sensei pour prévenir de notre arrivée. Tandis qu’il s’éloignait pour passer son appel, nous continuâmes à savourer nos plats, bien conscients que ce simple déjeuner marquait une pause avant de grandes étapes.
Quand il revint, sa nouvelle fut directe et sans appel :
— Vous êtes attendus à 15 h 30 pour le keppan.
Nous nous figeâmes. Nos regards se croisèrent, et un flot de pensées surgit en moi :
— Non… pas déjà !
— Nous ne sommes pas prêts !
— On voulait se reposer…
— Ce sera pour demain, non ?
Mais non !!!
Ni le destin, ni Otake Sensei n’attendaient. Tout semblait s’accélérer, et nos plans de repos s’évanouirent comme une fumée légère. Mon esprit s’agitait : Pas prêt, pas lavé, pas reposé… Toutes ces excuses si familières que l’ego crée lorsqu’il pressent une transformation.
Un rapide passage par notre chambre nous permit de rafraîchir nos corps et nos idées. À 15 heures précises, nous étions devant le Ryokan, attendant Furukawa-san, qui avait gentiment proposé de nous conduire en voiture jusqu’à la demeure d’Otake Sensei. Nous n’avions pas d’autre choix que de nous laisser emporter par cette vague, cette inexorable avancée du karma.
Avant même que nous puissions réfléchir davantage, une voiture s’arrêta devant nous. La portière s’ouvrit, et Furukawa-san, toujours chaleureux, nous invita à monter. En un instant, nous quittâmes les pavés de Narita pour nous engager dans ses rues sinueuses. La ville défilait autour de nous, entre boutiques et sanctuaires, chaque coin chargé d’histoire et de mysticisme.
Nous passâmes devant un temple shintoïste, un jinja imposant, avant de quitter progressivement la ville pour atteindre une vaste plaine à la périphérie. L’horizon s’étendait, balayé par des vents puissants, et au loin, une butte s’élevait, surmontée d’un village qui semblait suspendu dans le vide. Ses petites maisons faisaient face au vent, résistant avec une ténacité qui rappelait celle des samouraïs. L’image était saisissante, presque irréelle, comme tirée d’un conte ou d’un film de Miyazaki.
— On dirait que ce village va s’envoler, murmurai-je, fasciné par ce spectacle. Comme dans Le Château dans le ciel.
Le vent continuait de hurler, portant avec lui une étrange énergie. À cet instant, tout semblait converger : le lieu, le moment, l’épreuve qui nous attendait. Nous nous dirigions vers une rencontre qui changerait à jamais le cours de notre chemin.
La voiture tourna à gauche pour entrer dans ce village suspendu dans le vent. La conversation avec Furukawa-san se poursuivait, mais elle manquait de chaleur. Une étrange alchimie d’angoisse et d’impatience nous poussait peu à peu vers le silence.
Un dernier virage à gauche, et nous y étions : devant la maison d’Otake Sensei. Mon cœur s’accéléra. Descendant de la voiture, nous remarquâmes immédiatement deux panneaux à l’entrée, indiquant la présence de l’École Katori Shinto Ryu, dont Otake Sensei était le directeur technique. Ce lieu, chargé de légendes et de traditions, allait marquer un tournant dans notre vie.
Nous empruntâmes une petite allée bordée de gravier. Sur notre droite, une superbe maison traditionnelle se dévoila, élégante et modeste à la fois. Derrière, un dojo se dressait dans la cour, comme un sanctuaire dédié à l’art du sabre. En face, nous aperçûmes les toilettes réservées aux élèves et un garage en PVC abritant les voitures de la famille Otake.
Furukawa-san poussa la porte et lança un joyeux « Kon’nichiwa ! » pour annoncer notre arrivée. Une voix posée répondit, mais son propriétaire resta invisible. Fébriles, Virginie et moi retirâmes nos chaussures à l’entrée. L’instant approchait. Nous allions enfin rencontrer Le Maître, celui qui avait formé notre propre Sensei.
Je laissai Virginie passer devant, sentant que cet instant était encore plus important pour elle. Je la suivis, et ensemble, nous pénétrâmes dans cette demeure empreinte de tradition.
Pourquoi ai-je laissé Virginie passer devant ce jour-là, face à Otake Sensei ? Ce n’était pas par simple galanterie, bien que le respect pour elle ait joué un rôle. Non, cette décision avait une signification plus profonde.
Virginie possède un don naturel pour la pratique du sabre, une maîtrise instinctive qui dépasse le cadre de l’apprentissage technique. C’est comme si cet art coulait dans ses veines, une connexion profonde avec le katana que je n’ai jamais vue chez personne d’autre. Quant à moi, mon domaine, ma véritable affinité, se trouve dans le Nin-Jutsu. Nous avons chacun notre spécialité, notre essence, et je trouvais logique de lui accorder cette place d’honneur.
La laisser passer devant moi n’était pas un sacrifice, mais une reconnaissance sincère de son talent, de cette lumière particulière qu’elle porte en elle lorsqu’elle pratique. Dans un lieu aussi chargé de tradition, face à un Maître comme Otake Sensei, cette priorité revenait à Virginie. C’était sa place.
Assis dans sa salle à manger, Otake Sensei nous attendait. Les jambes repliées sous une table basse, il les gardait au chaud grâce à une couverture épaisse, sous laquelle un petit chauffage diffusait une douce chaleur. Nous nous inclinâmes profondément, puis nous nous assîmes en seiza.
— Soyez à l’aise, nous dit-il avec un sourire bienveillant.
Nous passâmes alors en fudoza, une position plus détendue mais respectueuse.
Ses yeux perçants, chargés de sagesse (et de malice), se posèrent sur nous. Ce regard pénétrant semblait lire au plus profond de nos âmes. Pourtant, loin de nous mettre mal à l’aise, cette vérité brute nous enveloppait d’une étrange sérénité. Après tout, celui qui cherche la vérité ne doit pas la craindre.
Furukawa-san commença à expliquer notre parcours. Lorsque le Nin-Jutsu fut évoqué, un léger changement s’opéra. Les yeux d’Otake Sensei se firent plus durs, presque froids. Une tension subtile traversa la pièce, et je ressentis un inconfort soudain. Les échanges entre les deux hommes continuèrent, nous laissant en retrait. De temps à autre, cependant, Otake Sensei nous lançait un regard. Peu à peu, sa froideur s’adoucit, jusqu’à devenir presque complice.
Avant de reprendre le fil de notre récit, il est essentiel de comprendre la réaction initiale d’Otake Sensei lorsqu’il apprit que nous pratiquions le Nin-Jutsu. Ce regard dur, presque glacial, et cette tension palpable n’étaient pas dirigés contre nous personnellement, mais portaient en elles le poids d’un incident passé, qui marquait encore l’École.
Des années auparavant, un pratiquant français, membre du Katori en France et du Nin-Jutsu, s’était présenté au dojo de Katori au Japon. Mais ce qui aurait pu être un moment de partage et de respect mutuel tourna rapidement au scandale. Cet individu, au mépris des valeurs fondamentales de l’École, refusa catégoriquement de s’entraîner avec la filles d’Otake Sensei. Ce comportement, profondément irrespectueux dans une tradition où l’égalité et le respect sont des piliers, fut perçu comme une insulte directe envers le Sensei et sa famille.
La sanction ne se fit pas attendre : cet homme fut immédiatement exclu du Katori. Ce n’était pas simplement une décision disciplinaire ; c’était une déclaration claire que le Katori Shinto Ryu ne tolérerait aucune atteinte à ses principes, quels que soient les talents ou le passé d’un pratiquant.
Depuis cet incident, toute personne ayant un lien avec le Nin-Jutsu était regardée avec suspicion au dojo d’Otake Sensei. Ce n’était pas une question de rivalité entre disciplines, mais une cicatrice laissée par un acte qui avait trahi la confiance et l’honneur de l’École.
Ainsi, lorsque Virginie et moi mentionnâmes notre pratique du Nin-Jutsu, ce souvenir douloureux ressurgit pour Otake Sensei. Son regard dur était un réflexe de protection, une barrière instinctive dressée pour préserver l’École de tout autre affront.
Pour nous, cette méfiance était un obstacle supplémentaire, mais elle donnait aussi à notre présence ici une signification encore plus forte. Si nous pouvions prouver, par nos actions et notre respect, que nous étions dignes de cette tradition, cela ne ferait que renforcer la valeur de notre engagement envers le Katori.
J’ai toujours nourri un soupçon concernant ce long moment de discussion entre Otake Sensei et Monsieur Furukawa. Ils échangèrent longuement en japonais, une langue qui nous échappait encore largement, nous laissant littéralement « de côté ». Était-ce un simple échange pratique ou quelque chose de plus subtil ? Avec le recul, je pense qu’il s’agissait d’un test, un moyen de jauger notre patience, notre respect et notre capacité à rester en retrait.
Le Maître semblait délibérément nous ignorer, un comportement qui aurait pu déstabiliser d’autres personnes. Peut-être voulait-il voir comment nous, des Gaijin, des étrangers, et qui plus est des pratiquants de Nin-Jutsu, allions réagir face à cette mise à l’écart.
Pendant ce moment qui parut s’étirer à l’infini, Virginie et moi n’avions pas bougé. Le silence fut notre seul refuge.
Puis, soudainement, Otake Sensei se tourna vers nous, son visage exprimait un grand sourire, et prononça ce simple mot :
— Daijōbu !!! (Ça va bien… ou : c’est bien.)
Otake Sensei se leva après son Daijōbu, dissipant l’atmosphère tendue qui pesait dans la pièce. Il s’adressa à nous avec un sourire discret mais chargé de gravité :
— Il est temps de procéder au keppan.
Ces mots résonnèrent avec une intensité presque palpable. Ce moment, attendu mais redouté, était arrivé bien plus tôt que nous ne l’imaginions.
— Prenez encore un gâteau, pour ne pas vous sentir mal, ajouta-t-il avec une pointe d’humour, brisant la solennité du moment. Cette remarque fit éclater un rire général, allégeant notre appréhension.
Nous nous levâmes et suivîmes Otake Sensei à travers sa maison. Nous traversâmes une pièce adjacente, puis un couloir étroit qui menait à son bureau. Ce sanctuaire privé était empreint d’une aura particulière. Une table basse entourée de sièges occupait le centre de la pièce. Une armure authentique se tenait fièrement exposée dans une vitrine, flanquée de plusieurs sabres soigneusement alignés.
Otake Sensei s’assit et, avec calme et méthode, commença à préparer les documents nécessaires. Nos diplômes, symboles de notre engagement envers l’École, attendaient déjà sur la table, posés avec précision.
Otake Sensei se pencha légèrement et sortit un objet d’un pot à crayons. À notre surprise, il s’agissait d’un tessen, un éventail de guerre japonais. D’un geste assuré, il le déplia, révélant une lame cachée, une kozuka d’une netteté impressionnante. Il me tendit l’arme, le regard sérieux.
Le moment était venu.
— Soyez très léger dans votre coupe, insista-t-il. La lame est extrêmement tranchante.
Je portai la kozuka à mon doigt. Pourtant, à la première tentative, la lame glissa. Je dus m’y reprendre, concentrant tout mon esprit, jusqu’à ce que le sang apparaisse, une goutte, puis une autre. Ce fluide vital scella mon engagement. Avec humilité et respect, je signai le diplôme d’entrée dans l’École avec mon propre sang.
Ce fut ensuite au tour de Virginie. Tandis qu’elle accomplissait cet acte solennel, je jetai un regard vers Furukawa-san. Son malaise était évident. Il fixait obstinément le plafond, incapable d’affronter la vue du sang. Ce trouble, que je partageais à ma façon, semblait suspendu dans l’air. Pourtant, une fois l’épreuve terminée, il retrouva sa jovialité habituelle.
Otake Sensei, toujours imperturbable, compléta les formalités et prépara les plaques en bois gravées de nos noms. Ces plaques iraient rejoindre le dojo, symbolisant notre appartenance à la prestigieuse tradition du Katori Shinto Ryu.
"Venez visiter le dojo", proposa Otake Sensei, son ton redevenu léger.
Nous sortîmes dans la cour, guidés par le Maître. Le dojo, simple mais imposant, se dressait comme un temple dédié à l’art du sabre. En chemin, Furukawa-san, dans un élan d’enthousiasme, saisit un sabre et entreprit une démonstration improvisée. Bien que sincère dans son intention, sa prestation prêtait davantage à sourire qu’à impressionner.
Je jetai un regard discret vers Otake Sensei, inquiet de sa réaction. À ma surprise, il semblait plus amusé qu’agacé. Nos regards se croisèrent, et son sourire complice m’apaisa. Ce sourire semblait dire : Ce n’est pas grave. Furukawa-san peut s’amuser. Mais vous, vous appartenez à une autre famille, celle des pratiquants.
Ce moment de connivence dissipa mes derniers doutes. Je me sentis enfin accepté, pleinement légitime dans cette nouvelle famille.
Avant de nous quitter, Otake Sensei nous fixa un rendez-vous pour le lendemain matin à 9 h 30. Chargés d’émotions et d’une profonde reconnaissance, nous prîmes le chemin du retour vers Narita.
Mais Furukawa-san, toujours prévenant, avait une dernière surprise
pour nous :
— Souhaitez-vous acheter des sabres ? Je connais une boutique spécialisée.
Nous avions presque renoncé à cette idée, après plusieurs tentatives infructueuses au cours de la semaine écoulée. Pourtant, avant même que nous ayons donné une réponse claire, nous nous retrouvâmes devant une petite échoppe presque invisible, sans enseigne tape-à-l’œil.
L’accueil du commerçant fut glacial. Absorbé par son travail, il ne semblait guère intéressé par notre présence. Ce fut l’intervention de Furukawa-san qui changea la donne. En expliquant que nous étions des élèves d’Otake Sensei, il brisa la glace.
Le commerçant s’anima, disparu un instant, puis revint avec des sabres d’une qualité exceptionnelle. Cette échoppe semblait tout droit sortie d’une autre époque.
Son entrée exiguë était encombrée de shinai, de ken, et d’innombrables instruments d’arts martiaux, accrochés aux murs ou entassés dans des présentoirs surchargés. Au fond, une petite estrade servait de poste de travail, où les artisans s’activaient avec une concentration impressionnante.
Le propriétaire, un homme aux gestes précis, cousait des housses de sabres sur une vieille machine à coudre Singer. Une cigarette pendait à ses lèvres, et son habileté résidait autant dans la couture que dans l’art d’empêcher la cendre de tomber sur son ouvrage.
Nous quittâmes la boutique avec deux sabres magnifiques et plusieurs cadeaux que le commerçant, dans un geste amical, avait ajouté.
De retour au Ryokan, nous étions chargés de nombreux objets, mais surtout d’émotions et de souvenirs.
Cette journée, marquée par le keppan, la rencontre avec Otake Sensei, et la visite de cette échoppe unique, représentait bien plus qu’une simple série d’événements.
Elle scellait notre lien avec une tradition ancienne et précieuse, et marquait un tournant dans notre parcours.
De retour dans notre chambre, ce refuge qui nous semblait désormais familier, nous nous offrîmes enfin une pause bien méritée. Les épreuves de la journée avaient laissé leurs traces, et un furo — le bain japonais traditionnel — nous semblait être l’antidote parfait.
Nous demandâmes à Furukawa-san s’il était possible d’en prendre un avant le repas. Toujours prévenant, il nous montra l’endroit, tout en s’assurant que nous savions comment utiliser un furo. Car au Japon, le bain est un rituel sacré. On ne s’y plonge qu’une fois parfaitement propre, après s’être lavé à côté du furo.
L’eau, précieuse et partagée par tous, n’est jamais vidée après chaque bain. Un faux pas, comme vider la baignoire, serait perçu comme une erreur magistrale.
Celui de Narita, plus modeste que les bains de Noda, contenait environ 200 litres d’eau bouillante. Mais sa taille n’en diminuait pas l’effet : chaque immersion dans un furo est une renaissance. À Noda, avant et après chaque entraînement, ce rituel m’avait toujours revigoré. Le furo, bien plus qu’un simple bain, prépare le corps et l’esprit, un allié silencieux mais essentiel.
Assis sur les tabourets bas, nous nous lavâmes méticuleusement avant de soulever la couverture du furo. La vapeur s’échappa en un souffle chaud, et nous nous glissâmes dans cette eau apaisante. Le choc de la chaleur intense fut bientôt remplacé par une profonde détente. Nous y restâmes, silencieux, laissant le bain effacer la fatigue accumulée.
Après ce moment de sérénité, nous retournâmes à notre chambre. Les sabres achetés plus tôt occupaient nos pensées : ils allaient être mis à l’épreuve dans les jours à venir. En savourant un thé vert, omniprésent compagnon du quotidien japonais, nous déballâmes nos affaires, tout en réfléchissant aux événements riches en émotions de la journée.
À 19 h 30, Furukawa-san nous appela pour le dîner. Le menu était un véritable festin japonais, mêlant exotisme et surprises. Chaque plat était une découverte, et bien que certains ingrédients aient pu dérouter nos palais d’Occidentaux, tout était préparé avec soin.
Furukawa-san, n’ayant que nous comme clients, se montra un hôte des plus généreux. Chaque soir, il nous offrait de véritables conférences sur le Japon, inspirées par ses réflexions ou même par ce qu’il voyait à la télévision. Nous apprîmes ainsi des anecdotes sur l’architecture, la cuisine, ou encore l’histoire fascinante de la rivalité entre Tokyo et Kyoto. Ces échanges ajoutaient une profondeur inattendue à notre séjour.
Après le repas, nous remontâmes dans notre chambre, le corps réchauffé et l’esprit apaisé, prêts à affronter le lendemain. Nous conclûmes la soirée en découvrant la télévision japonaise. Ses émissions, souvent déconcertantes pour un regard occidental, se mêlaient au goût du thé vert et aux pensées encore vives de la journée écoulée.
La nuit, cependant, fut marquée par une étrange nervosité. Allongé sur le futon traditionnel — bien différent des imitations françaises —, je ressentais une paranoïa diffuse : l’idée que quelqu’un pourrait entrer à tout moment, rompre la quiétude et nous attaquer. Ce sentiment finit par se dissiper, et les nuits suivantes furent excellentes, bercées par le confort simple mais efficace des futons et le calme presque surnaturel de cette maison chargée d’histoire.
Notre literie était spartiate mais ingénieuse : un petit oreiller, une couverture fine mais diablement chaude, et deux radiateurs au fioul pour contrer le froid pénétrant. Le défi résidait dans le fait que ces chauffages s’éteignaient après trois heures. Il fallait donc veiller à ne pas se découvrir durant la nuit, sous peine d’un réveil glacial.
Au matin, je tirai les shoji, ces cloisons de papier délicates, pour découvrir la vue depuis notre chambre. Les abords du temple de Narita-San se révélaient sous un ciel gris, froid et pluvieux. Ce temps maussade semblait annoncer la semaine à venir, une semaine où nous aurions même l’occasion de pratiquer par temps de neige, dans un dojo dépourvu de chauffage.
Cette première journée à Narita, marquée par le keppan, les découvertes et les échanges, s’achevait en douceur. Nous étions conscients d’avoir franchi une étape importante, et les épreuves à venir, bien que redoutées, étaient autant d’opportunités de grandir dans la pratique du Budô.
Merci Jean-François de nous avoir
fait partager ce séjour qui fut très fort et riche en émotions. C'est un jolie hommage que tu rends a Otaka Sensei en décrivant ton ressenti et ton regard sur cette journée si particulière pour 2 pratiquants.